L’Inde et la Chine prises au piège du dilemme de la sécurité ?

110 ans après la conférence de Simla, la question du tracé de la frontière sino-indienne n’est toujours pas réglée. Héritière lointaine de l’opposition entre l’Empire russe et l’Empire britannique qui ne voyaient dans le Tibet, comme dans la Perse, qu’une zone tampon entre leurs deux empires. Cette absence d’un tracé négocié de la frontière, qui ne présentait pas d’intérêt à l’époque, fait peser une menace sur l’Himalaya. Johnson en 1865 ou le consul britannique Sir Claude Macdonald en 1899 proposèrent des tracés, mais aucun ne fut formellement acceptés, y compris par les Britanniques.

C’est Lord Elgin, vice-roi des Indes, qui choisira arbitrairement la ligne Johnson comme la frontière officielle dont héritera l’Inde indépendante dans le secteur occidental, mais aucune borne ne fut installée, tout comme dans le secteur central et oriental de la ligne McMahon. Depuis, la frontière a été marquée par la guerre de 1962, l’affrontement de Chola-Nathu-La en 1967, l’opération indienne « Damier » à Sumdorong chu en 1987, Daulat Beg Oldi en 2013, le plateau de Doklam en 2017, Galwan en 2020 et Tawang en décembre 2022. La liste s’allonge et les dates se rapprochent…

État des lieux

Les deux pays s’engluent peu à peu dans un dilemme de la sécurité que l’escarmouche de Galwan n’a fait qu’accélérer. Désormais, ce sont 50 à 60000 soldats de part et d’autre qui sont présents, rien qu’au Ladakh. Pour cela, l’Inde a dû redéployer un de ses trois groupes d’armées qui faisait face au Pakistan tout en renforçant ses défenses dans le secteur central de la frontière disputée.

Si les forces en présence semblent égales, la logistique penche pourtant du côté chinois, ces derniers ayant restructuré leur commandement militaire depuis plusieurs années (2015) alors que l’Inde peine à réorganiser ses forces armées en unités plus réduites, mobiles et dépendants d’un commandement plus opérationnel et intégré qu’aujourd’hui.

La modernisation de l’APL

En face, la création du Western Theatre Command en 2016, dont le quartier général est à Chengdu, est le symbole de la restructuration de l’APL. Si dans les années 2000, les armées indienne et chinoise étaient, à peu près, de la même taille et du même niveau de mécanisation (faible), l’accélération des réformes côté chinois a nettement fait pencher la balance. Le WTC est responsable de la défense d’une vaste zone (Inde, Mongolie, Kirghizstan, Afghanistan, Pakistan, Népal et Bhoutan), mais deux de ses districts militaires sont particulièrement bien dotés, le Tibet Military District (TMD) qui couvre l’Arunachal Pradesh, le Sikkim, l’Uttarakhand et l’Himachal Pradesh et le Xinjiang Military District (XMD) qui fait face à l’Inde au Ladakh.

En mars 2020, avant Galwan, le Belfer Center d’Harvard s’était intéressé à la situation et aux forces en présence sur la frontière sino-indienne. Cette étude révèle ainsi que 40000 hommes sont affectés au XMD, bataillons de montagne, infanteries mécanisées, artillerie et défense sol-air, tandis que 26000 hommes sont affectés au XMD, infanteries mécanisées et motorisées, sans compter les troupes supplémentaires déployées. À cela s’ajoute la modernisation des équipements, de nouveaux obusiers de 155mm, des tanks légers modernes de type 15 et des Main Battle Tanks ZTZ-99A qui seront remplacés dans le futur par les nouveaux Type 96B.

Quelles stratégies possibles pour la Chine ?

Même si la posture chinoise semble plutôt défensive à l’ouest, à la frontière sino-indienne, et plus agressive à l’est, avec Taiwan, Pékin prend en considération les revendications indiennes sur l’Aksaï Chin d’où une présence importante de l’APL dans la zone face aux 225000 hommes de troupes que l’Inde maintient à proximité de la LAC. Précaution utile qui a permis de repousser une tentative chinoise de prendre le contrôle d’une crête stratégique près de Tawang le 9 décembre 2022, le plus grave incident depuis Galwan en juin 2020.

L’exemple de la guerre en Ukraine montre qu’un conflit sur la frontière, si limité soit-il, pourrait reposer sur l’utilisation massive d’artillerie, de missiles et de drones, la Chine disposant de beaucoup plus de capacités que l’Inde dans ce domaine. Sur un terrain aussi accidenté que l’Himalaya, maintenir les lignes de communication et d’approvisionnement serait un défi majeur pour l’Inde alors qu’il suffirait d’un éboulement sur une route pour le couper. Pour leur part, les Chinois n’ont qu’à faire transiter leur logistique sur le plateau tibétain.

L’importance de l’Indian Air Force dans ce dilemme

Pour l’instant, le seul avantage de l’Inde, c’est l’implantation de ses forces aériennes sur un arc de cercle allant de l’Assam au Ladakh, la PLA-AF ne disposant pas encore d’un nombre suffisant de bases pour faire de même. En attendant, l’APL a déployé des batteries sol-air et accélère la construction d’infrastructures. Pékin s’inquiète également des exercices conjoints menés par l’Indian Air Force et les forces aériennes d’autodéfense japonaises (JASDF).

En janvier a eu lieu le deuxième « Veer Guardian 2023 » sur la base d’Hyakuri au Japon. Les autorités chinoises s’inquiètent de la montée en puissance de la coopération militaire indo-japonaise, comme le montre l’importante couverture médiatique de l’évènement en chine. De plus, l’ombre des États-Unis plane sur cet exercice. « Veer Guardian 2023 » offre la possibilité au JASDF de connaître les capacités du Sukhoi-30, la Chine possédant encore près de 700 sukhoi-27 et sukjoi-30, tandis que l’IAF s’entraine à affronter des F-2 japonais, dérivé du F-16 américain qui équipe les forces aériennes pakistanaises.

Pour aller plus loin :

Mon mémoire sur les relations entre l’Inde et la Chine avec une partie sur le conflit de 1962 et l’historique du tracé de la frontière : https://www.chroniques-asie-europe.fr/les-relations-entre-lunion-indienne-et-la-republique-populaire-de-chine-de-leurs-creations-a-nos-jours/

En savoir plus sur l’Indian Air force et sa stratégie, un dossier très complet (en anglais) sur le site de l’Indian Defense Review rédigé par Anil Chopra, maréchal de l’Air.

http://www.indiandefencereview.com/news/role-of-the-iaf-in-possible-conflagration-in-ladakh/

Kumar Atil, Growing Chinese concerns over Japan-India Air Combat Exercise, Observer Research Foundation, février 2023.

https://www.orfonline.org/expert-speak/growing-chinese-concerns-over-japan-india-air-combat-exercise/

Joshi Manoj, India and China caught in vicious cycle to secure the Himalayan heights, Frontline, février 2023.

https://frontline.thehindu.com/world-affairs/india-and-china-caught-in-vicious-cycle-to-secure-the-himalayan-heights/article66470695.ece

Bollfrass Alexander, O’Donnel Frank, The Strategic Postures of China and India: A Visual Guid, Belfer Center, mars 2020.

https://www.belfercenter.org/publication/strategic-postures-china-and-india-visual-guide

Bollfrass Alexander, O’Donnel Frank, The Strategic Postures of China and India: A Visual Guid – Force Tables Reference Sheet, Belfer Center, mars 2020.

https://www.belfercenter.org/sites/default/files/2020-03/india-china-postures/China%20India%20Postures%20-%20Tables.pdf

Adlakha Hemant, The Tawang Clash: The View From China, The Diplomat, décembre 2022.

https://thediplomat.com/2022/12/the-tawang-clash-the-view-from-china/