L’Inde cherche à recréer des liens plus étroits avec les pays de l’Océan indien, des liens qui ont pu être ébranlés ces dernières années, et pas seulement par le renforcement de la présence chinoise dans cette région. En effet, la relation entre Delhi, Malè et Colombo dépend également de la politique intérieure des Maldives ou du Sri Lanka. Afin de séduire à nouveau, l’Inde développe une stratégie qui repose sur deux axes, la coopération en matière de sécurité maritime et la construction d’infrastructures selon un modèle qui se veut différent des projets de la Belt Road Initiative. Mais qu’en est-il pour les Maldives ? Et quelles conséquences pour la politique indienne dans la région de l’Océan indien ?
Entre l’Inde et les Maldives, une relation fluctuante
Depuis l’élection d’Ibrahim Mohamed Solih, la relation entre les deux pays est plus apaisée. C’est à la fois une conséquence de la politique de bon voisinage menée par Delhi, mais également de la personnalité du nouveau président plus à même d’équilibrer sa politique étrangère entre l’Inde et la Chine. En effet, son prédécesseur Abdulla Yameen (2013-2018), actuellement en prison, avait engagé son pays dans de nombreux projets de la BRI faisant craindre que l’économie maldivienne ne subisse un piège de la dette comme le Sri Lanka.
De plus, alors que Pékin dispose déjà du port d’Hambantota au Sri Lanka, Abdulla Yameen avait tenté de faire passer des lois donnant à la Chine le droit de disposer de certaines facilités aux Maldives, des sous-marins chinois ayant même été aperçus dans ces eaux. Grâce à un contexte plus favorable, l’Inde a pu s’engager dans plusieurs projets d’infrastructures d’envergure, dont la construction de ponts, mais également relancer une coopération en matière de sécurité maritime, le Colombo Security Conclave (CSC), initiée en 2020.
L’impact de la politique intérieure
Cependant, une affaire de politique intérieure aux Maldives pourrait modifier les orientations de politique étrangère de l’archipel. Ibrahim Mohamed Solih a accédé au pouvoir grâce à la coalition de plusieurs partis dont le sien, le Maldivian Democratic Party (MDP) auquel appartient également un ancien Président des Maldives, Mohamed Nasheed. Ce dernier occupe actuellement le poste de Président du Parlement, cette coalition détenant 65 des 87 sièges. Or, deux évènements peuvent menacer l’union de cette coalition. Dans un premier temps, Nasheed, très critique envers le gouvernement qu’il accuse de corruption et d’inefficacité, a obtenu le renvoi du ministre des Communications, de la Science et de la Technologie, Mohamed Maleeh Jamal, qui s’est depuis rallié à un parti d’opposition.
De plus, Nasheed, qui cherche à renforcer la lutte contre l’extrémisme et soutient la Hate Crime Bill que le gouvernement ne réussit pas à faire passer malgré sa majorité des 2/3, a été victime d’un attentat à la bombe le 6 mai 2021 qui l’a sérieusement blessé. Non seulement le cout des soins apportés à Nasheed a déclenché une polémique, mais Nasheed lui-même reproche au gouvernement de ne pas conduire une enquête assez sérieuse qui permettrait de débusquer les responsables de l’attentat. Une scission au sein du MDP n’est pas à exclure, ce qui fragiliserait la politique plutôt favorable à l’Inde menée par Solih avec des discussions autour de la sécurité maritime et du développement des infrastructures.
Colombo Security Conclave
Bien que des discussions trilatérales sur le thème de la sécurité maritime existent depuis 2011, c’est la création du CSC en novembre 2020, avec un secrétariat à Colombo, qui rend plus concrète l’idée de coopération entre les pays de la région dans ce domaine. Réunissant l’Inde, le Sri Lanka et les Maldives en tant que membre à part entière, trois pays observateurs étaient invités lors de la première rencontre virtuelle qui s’est tenue début aout, le Bangladesh, l’ile Maurice et les Seychelles. Ces derniers devraient obtenir le statut de membre lors de la prochaine réunion à la fin de l’année 2021 aux Maldives.
Cette coopération repose sur quatre piliers : sécurité maritime, lutte contre le trafic d’êtres humains, le contreterrorisme et la cybersécurité. Mais il s’agit également de coopérer dans d’autres domaines comme la lutte contre la pollution, l’Océan indien ayant dû faire face récemment à trois cas, celui de MV Xpress Pearl, du MT New Diamond et du MV Wakashio. L’Inde souhaite également organiser des exercices maritimes conjoints, entre garde-côtes, mais aussi entre les marines.
En raison de l’échec de la SAARC, l’Inde se voit ainsi contrainte de définir une politique plus active dans sa propre région et la promotion de la sécurité maritime comme volet de la SAGAR Initiative (Security and Growth for All in the Region) est un moyen pour Delhi d’organiser régulièrement un forum de discussion avec les pays de l’océan Indien et de ne pas laisser à la Chine le champ libre dans son voisinage immédiat. Devant la présence de la Chine à Djibouti, au Pakistan, au Sri Lanka, la proximité entre Pékin, Dacca et Naypyidaw et les rumeurs de création d’une flotte de l’Océan indien au sein de la PLAN, l’Inde devait profiter du nouveau régime aux Maldives et de l’impact de la crise de la dette au Sri Lanka (malgré sa proximité avec la Chine) pour tenter de rééquilibre les positions dans la région.
Un changement d’orientation de la Neighboring Policy indienne
L’Inde a récemment fourni de l’aide humanitaire (vaccins) et matérielle à plusieurs pays de la région, mais, si le Colombo Security Conclave fonctionne, en lien avec le Sagarmala project et le développement des infrastructures portuaires, c’est la Neighboring Policy conduite par l’Inde qui sera transformée. Plutôt qu’une relation bilatérale avec les pays de la région, un groupement tel que le CSC pourrait y renforcer la cohésion et la collaboration. Mais bien que les domaines d’action du CSC ne concernent que la non-traditional security (NTS), Pékin surveille attentivement son développement et rappelle à ses partenaires de la région que les actions du CSC ne doivent pas se faire dans une optique antichinoise, surtout si l’Inde décide à court terme d’inviter des membres « qui défendent supposément les valeurs indiennes » étrangers à la région, comme le Japon, l’Australie ou les États-Unis.
D’autant que même les membres du CSC peuvent être très attentifs aux actions du gouvernement indien dans la région, les rumeurs sur la construction d’une base navale dédiée à l’Indian Navy sur une ile reculée appartement à l’Ile Maurice, l’ile Agaléga, avaient soulevé quelques inquiétudes aux Maldives et à Port Louis. En effet, le cas de Diego Garcia, revendiquée par l’ile Maurice, reste bien présent dans l’esprit des habitants de la région. Finalement, il semble que les constructions soient destinées aux garde-côtes mauriciens.
Et des projets d’infrastructures
Avec les Maldives, l’Inde s’est engagée dans d’ambitieux projets d’infrastructures. C’est le cas du pont Thilamalé qui doit connecter la capitale a trois autres iles. D’une longueur de plus de 6 kilomètres pour un cout prévu d’environ 500 millions de dollars, il doit décongestionner Malè, l’une des villes les plus densément peuplées de la région, et la relier plus facilement à l’aéroport. Si ce n’est pas le seul pont aux Maldives, le gouvernement indien cherche à se démarquer des projets de la Belt and Road Initiative en mettant en avant que son financement est plus transparent avec un taux d’intérêt de 1.7% et un remboursement sur 20 ans du prêt de 400 millions de dollars accordé par Delhi. Ce pont fait partie d’un ensemble d’investissements indien aux Maldives pour un montant de 1.4 milliard de dollars qui comprend la construction de maisons, de pipeline et d’un hôpital, entre autres projets.
—
Est-ce le regain des tensions sino-indiennes suite à Galwan qui rend Delhi beaucoup plus proactif dans la région de l’océan indien ou simplement des opportunités qui s’offre à elle ? Dans tous les cas, on peut constater de nouvelles orientations dans sa politique de voisinage et une volonté manifeste d’y renforcer sa présence. Si elle doit compter avec une politique intérieure fluctuante au sein des pays voisins, par ses différentes initiatives, elle cherche à renforcer sa crédibilité. Il faudra pourtant qu’elle compte avec Pékin qui a un temps d’avance sur elle. La réunion du Colombo Security Conclave prévue à la fin de l’année 2021 sera un bon indicateur pour savoir si l’initiative indienne peut dépasser le stade « déclaratoire ».
Pour aller plus loin :
The Diplomat, Colombo Security Conclave: A New Minilateral for the Indian Ocean?, aout 2021.
Diplomatist, India’s SAGAR Policy in the Indian Ocean Region, décembre 2020.