Depuis plusieurs décennies, le budget des forces armées indiennes souffre d’un décalage entre les montants prévus par la planification et les ressources véritablement allouées. Un rapport récent de la Commission indienne des Finances en vue du prochain plan quinquennal (2021-26) apporte quelques recommandations, dont la création d’un fonds spécifique, le Modernisation Fund for Defence and Internal Security (MFDIS). Tandis que l’Inde cherche à indigéniser son équipement militaire, et ce, depuis plusieurs décennies afin de limiter sa dépendance aux importations, le pays est également aujourd’hui un exportateur de systèmes d’armes. Quels enjeux pour la modernisation de l’armée indienne dans un contexte tendu en Indopacifique ?
Un fonds pour combler l’écart
Le rapport de la Commission indienne des finances (disponible ici) émet plusieurs recommandations afin d’améliorer à la fois l’équipement, mais également de nombreux aspects de la vie des forces armées et plus globalement de renforcer la sécurité du pays, intérieure et extérieure. Pour les questions de défense, c’est dans le chapitre 11 du rapport que l’on trouve plusieurs analyses budgétaires qui nous éclairent sur les difficultés rencontrées par l’ensemble des acteurs de la défense en Inde, armée, industrie, retraités du service actif, etc…
Le budget de la défense indienne repose sur une triple planification, sur quinze ans avec le Long-term Integrated Perspective Plans pour les projets d’envergure et dont le montant des fonds dépend de plusieurs facteurs, dont la croissance économique, un plan quinquennal lié à l’acquisition d’équipement, le Service-wise Capability Acquisition Plan ainsi qu’un plan biennal, Annual Acquisition Plan and deliberations couvrant des besoins spécifiques.
Tandis que la plupart des ministères indiens ont abandonné la planification quinquennale, la création du MFDIS doit permettre de combler l’écart entre les besoins budgétaires annuels et les ressources consacrées pour la défense et la sécurité intérieure. En effet, cet écart peut être conséquent. Par exemple, pour le septième plan qui couvrait la période 1987-1992, au lieu des 71398 crores nécessaires (1 crore = 10 millions d’INR), seulement 51188 crores seront perçus. Pour l’exercice 2021-2026, l’écart (shortfall) risque d’être de 845000 crores (8.45 lakhs crores) en tenant compte de différentes variables économiques, une somme conséquente. Au sein du rapport, à partir de la page 334, vous pourrez trouver une série de tableaux détaillant les besoins des forces armées, leur part dans le PIB, en particulier le tableau 11.5, page 340. De plus, la Commission pointe une forte augmentation de la part du budget consacrée aux pensions, 17.6% pour la période 2011-12 contre 28.4% pour la période 2020-21.
L’approvisionnement du MFDIS
Shorfall et part croissante du budget de la défense consacrée au personnel ne facilitent pas la modernisation de l’armée indienne, d’où ce MFDIS. Pour la période 2021-2026, il devra être doté de 2.4 lakhs crores dont 1.5 devront provenir d’un rééquilibrage de la participation à la défense nationale entre les États indiens et le gouvernement central. Ainsi que de quatre autres sources, du Consolidated Fund of India (une des trois principales sources de revenus du gouvernement), d’un désengagement progressif du gouvernement des grandes entreprises du secteur de la défense, les Defence Public Sector Enterprises (DPSEs), la monétarisation des terrains possédés par le ministère de la Défense et la vente de certains d’entre eux pour la réalisation de projets publics. L’objectif est de récolter 85000 crores.
Le cas des exportations et d’importations d’armes
23ème exportatrice d’armes au niveau mondial, l’Inde a, sur la période 2015-2020, accru ses ventes d’armes à l’international de 35%, passant de 2000 crores à 9000 crores, avec l’objectif de vendre pour 35000 crores en 2025. Les réformes entreprises ces dernières années au sein du Department of Defence Production (DDP) sont à l’origine de cette croissance, et particulièrement la montée en puissance du poste d’attaché militaire. Ce dernier dispose d’une grande latitude pour mener des études de marché, créer un réseau et promouvoir l’industrie de défense indienne. Le DDP a réparti 85 pays en trois catégories, A (23), B (17) et C (45), la catégorie A étant les pays prioritaires, car plus disposés à acquérir du matériel indien.
Les réformes entreprises concernent également le secteur privé de la défense qui, avec l’accord du gouvernement central, peut exporter du matériel à usage militaire. C’est d’ailleurs lui qui exporte le plus, près de 85% du total. Pour la période 2019-2020, quatre entreprises ont reçu un tel certificat, Bharat Forge, JcB, L&T Defence, Tata Motors. Navires de surveillance côtières construit par Garden Reach Shipbuilders and Engineers pour les iles Maurice ou des hélicoptères produits par Hindustan Aeronautics Limited à destination du Népal, de l’Afghanistan et des pays de l’Ocean Indien représentent les ventes les plus importantes ces dernières années. Outre les DPSEs, les Ordnance factories ont elle aussi participé en exportant des munitions tout comme le DRDO, susceptible d’exporter le missile SAM Akash, voir le Brahmos au Vietnam.
En quête d’une indigénisation de son équipement militaire, les réformes entreprises ces dernières années dans l’industrie de la défense et au sein du ministère ont permis de rendre viable à l’export des systèmes d’armes, mais aussi de permettre à l’armée indienne de disposer d’une production locale. Defexpo 2020 et Aero India 2021 sont désormais des salons de premier plan dans le marché de l’armement bien qu’il reste encore beaucoup de chemins à parcourir.
Bien qu’elles ont tendance à diminuer, l’Inde reste un des principaux pays importateurs d’armes. Pour la période 2016-2020, l’Inde représente 9.5% des parts des importations mondiales d’armes, se classant au deuxième rang après avoir occupé le premier. Cependant, ses importations ont diminué de 33% par rapport à la période précédente (2011-2015) tandis qu’elle cherchait à diversifier ses fournisseurs. Ainsi, si la Russie reste son principal fournisseur (49%), elle a été la principale victime de cette indigénisation (-53%) et la France, avec 18%, se hisse au deuxième rang tandis qu’Israël, avec 13%, complète le podium. Quant aux importations en provenance des États-Unis, elles ont diminué de 46%.
Ainsi, si elle n’est pas encore dans le top 20 des exportatrices d’armement, l’industrie de défense indienne peut mettre en avant quelques systèmes d’armes, d’autant que l’interdiction d’en importer certains (la negative list de 101 équipements) la force à accélérer ses programmes et multiplier les partenariats. Les réformes entreprises au sein du DPD afin que la défense du pays ait les moyens de ses ambitions devraient permettre un développement plus soutenu d’équipement, d’achats réguliers ainsi qu’une nécessaire revalorisation des pensions. Mais après avoir été dans l’impossibilité de produire localement autre chose que des munitions ou des véhicules légers pendant plusieurs décennies, l’industrie de défense indienne connait bien une modernisation, tardive, mais accélérée.
Pour aller plus loin (en anglais) :
Non-lapsable fund for India’s defence modernisation, Observer Research Foundation, avril 2021.
Defence and Internal Security Modernization Fund, Journal of India, mars 2021.
Non-Lapsable Defence Modernisation Fund: Another Box Ticked off, Bharat Shakti, avril 2021.
Main report of the Finance Commission, report for 2021-26, Finance Commission, octobre 2020.
Promoting Defence Exports, Manohar Parrikar Institute for Defence Studies and Analyses, mars 2021.
The evolving landscape of India’s arms trade, Observer Research Foundation, mars 2021.
SIPRI Arms Transfers Database, SIPRI, mars 2021.