Le déplacement de Josep Borrell à Moscou en février 2021 l’a une nouvelle fois rappelé, les relations entre l’Union européenne et la Russie restent tendues bien que certains États membres mènent leur propre agenda avec la Russie. Alors qu’un Conseil européen doit se tenir les 25 et 26 mars afin d’aborder, entre autres, les relations avec la Russie, ou en sont-ils ? Car l’enjeu pour l’UE et la Russie dépasse leur simple relation, il s’agit de ne pas être seulement considéré comme un « junior Partner » de leur allié dans le cadre des tensions sino-américaines, la Russie pour la Chine, l’UE pour les États-Unis. Mais baser une politique reposant sur la perspective d’un affaiblissement de la Russie, comme tend à le pratiquer parfois l’Occident et sa « strategic patience », n’est pas non plus une stratégie viable à moyen terme.
La relation UE-Russie post guerre froide, un peu d’histoire
La perspective d’un partenariat approfondi…
En 1994, un accord de partenariat et de coopération entre l’UE et la Russie établissait le cadre institutionnel des contacts bilatéraux tout en fixant des objectifs communs. En 2001, au cours d’une visite en Allemagne, Vladimir Poutine avait mis en avant le choix de l’Europe pour la Russie. En mai 2003, dans le contexte de l’affaire irakienne, le sommet Russie-UE de Saint-Pétersbourg avait défini quatre espaces communs de discussion : un espace économique, un espace de liberté, de sécurité et de justice, un espace de sécurité extérieure et un espace de recherche, d’éducation de culture. Il s’agissait de renforcer leur coopération dans ces domaines afin d’établir un véritable « partenariat stratégique » dont les négociations commencèrent en juillet 2008 jusqu’à leur interruption en raison de la crise ukrainienne en 2014 malgré quelques avancées, comme sur la politique des visas.
…minée par des questions héritées de la guerre froide
On ne peut cependant résumer les relations bilatérales à 2014 ou avant la crise ukrainienne et l’annexion de la Crimée, le dialogue aurait été constructif et après, la relation serait marquée par une politique d’« engagement sélectif ». En effet, plusieurs éléments rentrent en ligne de compte : l’élargissement de l’OTAN, la Politique européenne de Voisinage et l’élargissement de l’UE. Pour Moscou, ces éléments peuvent porter atteinte à la sécurité même de la Russie, de sa souveraineté et n’être qu’une tentative plus ou moins déguisée d’endiguement de l’influence russe.
Les élargissements de l’OTAN et de l’UE
Par exemple, 2004 aura été une année très particulière pour les liens entre la Russie et l’UE avec l’adhésion des PECO à l’OTAN, en particulier des États baltes, qui rejoignent la République tchèque, la Hongrie et la Pologne eux-mêmes membres depuis 1999. De plus, la même année, la plupart de ces pays deviennent membres à part entière de l’Union européenne, la Roumanie et la Bulgarie les rejoindront trois ans plus tard. C’est donc l’ancienne sphère d’influence russe en Europe qui entre dans le giron occidental, dont certains pays se rapprochent particulièrement des États-Unis, tandis que la Politique européenne de voisinage, lancée elle aussi en 2004, établie des relations bilatérales privilégiées entre l’UE et 16 pays, dont la Géorgie, la Biélorussie, la Moldavie et l’Ukraine.
En 2009, l’UE et ses États membres initieront un nouveau projet de partenariats avec ces pays, l’Eastern Partnership, qui condamnera rapidement toutes avancées significatives dans l’idée d’un partenariat stratégique entre l’UE et la Russie. Avant l’Eastern Partnership, la relation avait déjà dû affronter en 2006 les effets du contentieux entre la Russie et l’Ukraine sur la fourniture de gaz à cette dernière, la guerre entre la Géorgie et la Russie à l’été 2008, l’accroissement des cyberattaques et l’impact des « révolutions de couleurs ». Tous ces évènements ont gravement affecté la mise en place de Confidence building measures crédibles. Ainsi, bien avant l’Ukraine, la relation était au plus bas et cette crise entrainera la suspension de la plupart des mécanismes de dialogues entre l’UE et une Russie qui devra faire face à des sanctions européennes, une mise au ban du G8 et qui imposera elle aussi des sanctions à l’UE.
Des accords de Minsk aux protocoles de 2016
La crise ukrainienne
Afin de mettre fin à cette crise, et la guerre dans sa partie orientale, la Russie, l’Ukraine et des représentants de deux factions, celle de Lougansk et celle de Donetsk, ont signé en septembre 2014 un accord en 12 points qui devait permettre la fin des combats et la résolution du conflit. Un cessez-le-feu fragile et le non-respect des accords entrainent une nouvelle rencontre en février 2015 entre la Russie, l’Ukraine, la France, l’Allemagne et des représentants des rebelles afin de signer les accords de Minsk 2 et mettre en place un nouveau cessez-le-feu.
L’UE et ses États membres dans ses rapports avec la Russie
Du point de vue de l’UE, et particulièrement de la France et de l’Allemagne, le non-respect des accords de Minsk entraine de façon quasi automatique le renouvellement des sanctions contre la Russie. Cependant, si les sanctions existent au niveau de l’UE, cela n’empêche pas ces mêmes États membres d’entretenir des discussions bilatérales avec Moscou. Pour Paris, les discussions portent sur la crise au Moyen-Orient et sur l’Ukraine, le Président français appelant en aout 2018 à bâtir une relation stable sur le long terme avec la Russie tandis que pour Berlin, l’aspect économique reste au premier plan avec le projet de Gazoduc Nord Stream 2 qu’elle poursuit malgré les craintes américaines et les doutes de certains de ses partenaires européens.
En mars 2016, l’UE a défini cinq principes qui doivent encadrer les relations avec la Russie :
– respect des accords de Minsk,
– renforcement des relations entre l’UE et les pays du Partenariat oriental et de l’Asie centrale,
– diversification des sources d’approvisionnement énergétique de l’UE,
– discussion avec la Russie selon le principe d’un selective engagement,
– soutien des actions de la société civile russe.
La plupart de ces mesures sont difficilement acceptables pour la Russie, car outre le fait que l’UE affiche clairement sa volonté de s’ingérer dans ses affaires intérieures (principe n°5, voir le cas Navalny), il est clair pour Moscou que l’UE n’acceptera jamais l’annexion de la Crimée et que le selective engagement ne peut fonctionner si le partenaire ne souhaite pas évoquer les mêmes sujets.
Novembre 2016, la réponse de la Russie
C’est par un document approuvé par le Président russe, Foreign Policy concept of the Russian Federation, publié en novembre que la Russie présente les grandes lignes de sa politique étrangère. Dénonçant l’« expansion géopolitique » de l’OTAN et de l’UE comme une politique d’endiguement de la Russie, Poutine n’évoque plus la Russie comme un « élément intégral et inséparable de la civilisation européenne », préférant appeler à l’alignement des intérêts des « Européens et des Eurasiens » afin d’établir un espace économique de l’Atlantique au Pacifique. Ainsi, la Russie regarde de plus en plus vers l’Asie, et la Chine, plutôt que vers l’Europe.
Les points d’achoppements entre la Russie et l’UE
Plus que l’UE, c’est surtout l’OTAN qui poserait problème pour la Russie, mais l’élargissement de ces deux organisations aurait pesé pour beaucoup dans la réaction russe lors de la crise ukrainienne et le soutien apporté aux séparatismes, entrainant la création d’un nouveau « conflit gelé » qu’affectionne Moscou. L’UE ne serait alors qu’un relais de la politique étrangère américaine, toujours dépendant des États-Unis pour assurer sa défense, et dans ces conditions, il est difficile pour la Russie d’y voir un partenaire crédible.
L’UE, quant à elle, s’inquiète de la répression subie par l’opposition au Kremlin ainsi que des assassinats, ou tentatives d’assassinats, sur le territoire européen attribués aux services extérieurs russes, GRU ou SVR. Le soutien de l’Europe aux ONGs présentes en Russie ou aux opposants politiques est critiqué, et sanctionné, par Moscou. En réponse, il entraine un soutien russe aux partis européens placés sur l’extrême droite de l’échiquier politique tandis que de nombreuses cyberattaques contre des institutions, comme le Bundestag, sont attribuées à des groupes de hackers russes.
Quel rôle pour l’UE et la Russie dans la politique internationale ?
Tandis que l’UE met l’accent sur la nécessité de renforcer le tissu multilatéral et son rôle, la Russie défend, elle, l’idée d’un monde polycentrique dans lequel les puissances majeures joueraient les premiers rôles. Ainsi, les positions sont difficilement conciliables, mais la méfiance mutuelle est aggravée par leur alignement international au sujet du contentieux protéiforme entre les États-Unis et la Chine.
L’élection de Joe Biden peut remettre sur les rails un partenariat transatlantique mis à mal par la Présidence Trump, mais à quel prix pour l’UE, la PESC, la PSDC et l’idée d’autonomie stratégique européenne ? Pour la Russie, tandis que l’UE peut se coordonner avec les États-Unis pour contrer l’influence de la Chine, quelles sont ses marges de manœuvre ? Elle doit à la fois maintenir une forme d’alliance avec Pékin tout en menant une politique indépendante en Indo-Pacifique, particulièrement avec l’Inde.
L’UE et la Russie, qui sont pour l’un et l’autre des partenaires commerciaux de premier plan (l’UE étant le premier pour la Russie et la Russie le cinquième pour l’UE en 2019) ne vont-elles pas devenir de « simples » junior partner en marge du contentieux sino-américain ?
Pour aller plus loin (en anglais) :
Un article de Nicu Popescu sur l’idée d’un déclin de la Russie et pourquoi cette idée est à méditer : Why the EU should stop waiting for the Godot of Russian decline
De l’EUISS, la définition de la pensée stratégique à long-terme en Russie : How Russia does foresight, Where is the world going ?