L’échec d’une self-reliance
Malgré les possibilités offertes par son industrie de défense, l’Inde a compris au début des années 2000 qu’une réforme était nécessaire pour passer de la production de munitions, de petits équipements et de systèmes d’armes sous licence à la capacité de concevoir et produire localement des systèmes d’armes sophistiquées, particulièrement à l’époque où les pays occidentaux produisent de plus en plus d’armes à la pointe de la technologie. Les DPSUs représentent à elles seules 65 % de la production du secteur, et elles sont incapables de répondre aux besoins des forces armées indiennes qui doivent importer une grande partie de leur équipement. En 2007, l’Inde était le 11ème importateur mondial d’équipements militaires, mais seulement le 41ème exportateur.
Cela soulève de nombreuses questions quand à la capacité du secteur public de la défense de remplir ses obligations envers les trois armes. Au début de la décennie, le gouvernement prévoyait qu’en 2010, 70 % des besoins seraient couverts par la production indigène, mais en 2009, seulement 30 % étaient couverts par des entreprises indiennes. Tandis que la production de munitions et de véhicules légers est adéquate, les projets de recherche-développement plus compliqués connaissent de nombreux retards (LCA, sous-marin ATV) et certains sont même déjà obsolètes et doivent être réactualisés (tank Arjun) alors que l’armée indienne est en pleine transformation (évolution de ses doctrines, priorité à l’armée de l’air et à la marine) et modernisation. L’incapacité de l’Inde à répondre à ses besoins de défense a été aggravée par l’obsolescence de la plupart de ses systèmes d’armements, un problème rendu encore plus sérieux par l’absence d’importantes commandes militaires durant les années 1990.
Pendant la crise du Kargil en 1999, les Pakistanais disposaient de tanks ukrainiens T-80, en avance d’une génération sur les tanks indiens. En réponse à ces déficiences, le gouvernement indien a renforcé le budget des acquisitions extérieures et diminué celui des acquisitions intérieures. À la fin des années 1990, la part du budget du DRDO a diminué pour la première fois depuis 10 ans. Dans le même temps, l’Inde a annoncé l’acquisition de 40 Su-30MK à la Russie. Aussi, un nombre croissant de militaires et hommes d’affaires réclamait une réforme radicale de l’industrie de défense indienne, principalement par une participation plus importante du secteur privé (qui apporterait d’importants moyens de financement), ainsi que des participations étrangères dans le secteur (qui entraîneraient des transferts de technologie dont manque cruellement l’Inde), tout cela permettrait d’élaborer une nouvelle stratégie et d’établir une planification plus appropriée.
Des facteurs nationaux et internationaux sont également à prendre en compte en plus des échecs de la recherche-développement, par exemple :
– La fin de la guerre froide : en plus des difficultés d’approvisionnement avec la Russie qu’elle a causé, l’Inde et la Chine ont été impressionnées par le succès rapide de la coalition contre l’Irak lors de la première guerre du Golfe. La vue d’une importante armée équipée principalement d’armements soviétiques face à une armée équipée avec des technologies américaines et européennes n’a pas échappé aux Indiens, convaincant les plus hauts gradés de l’armée de la nécessité d’acquérir des armements de haute technologie.
– Restructuration mondiale des industries de défense : depuis la fin de la guerre froide, les dépenses militaires ont diminué globalement de 28,6 % entre 1990 et 1999. Parallèlement, les complexes militaro-industriels en Europe et aux États-Unis se sont restructurés, notamment par des fusions, et la diminution du marché des ventes d’armes dans ces pays a poussé ces entreprises à chercher de nouveaux marchés dans lesquels les ventes d’armes sont en augmentation, comme l’Inde. Avec la globalisation, des partenariats se sont créés entre les industries de défense indienne, qui sont à la recherche de nouvelles technologies, et les producteurs étrangers qui peuvent profiter de ces partenariats pour acquérir des parts de marché en Inde mais également utiliser l’Inde, comme une plateforme d’exportation vers les autres marchés asiatiques.
– L’élection du Bharatiya Janata Party (BJP) : Avec l’arrivée au pouvoir du BJP et de ses alliés en 1998, la part du budget de la défense dans le budget global cessera de diminuer et une réflexion sur la politique de défense et de sécurité sera entreprise.
L’introduction du capital privé et l’autorisation des Foreign Direct Investments (FDI)
La participation du secteur privé a commencé en 1991 quand la loi l’a autorisé à fournir des composants et à assembler des systèmes pour les militaires. En 1994, le Premier ministre Rao annonçait que le secteur de la défense devait être ouvert à des investissements privés et à la compétition. En 1998, le ministère de la Défense (MoD) et la confédération indienne de l’industrie (CII) établirent une feuille de route en six points pour repenser le secteur. Ils recommandèrent de :
– Revoir le partenariat entre le MoD, l’industrie et les militaires,
– Faire évoluer la stratégie entre ces groupes pour les projets à long terme,
– Faire un bilan des capacités actuelles des DPSUs et des OFs,
– Explorer les possibilités de joint-venture,
– Développer, dans le cas d’une joint-venture, des négociations bilatérales,
– Améliorer les technologies de l’information.
Selon le président de la Confédération des industries indiennes, le secteur privé devrait être autorisé à fabriquer des armes, que les armes « réservées » entrent dans la catégorie « sous licence », que l’industrie devrait être vue comme un partenaire plutôt qu’un fournisseur et que le gouvernement devrait également financer la recherche privée pour qu’elle devienne un complément de la recherche-développement du DRDO. L’avantage de cette option serait pour le gouvernement indien de disposer de deux sources d’approvisionnement pour le secteur de la défense. En 1999, après la guerre du Kargil, une nouvelle commission fut créée sous la direction de K. Subrahmanyam pour analyser les déficiences mises en lumière par le conflit et un important rapport, publié en février 2001, conclu ces travaux, le Kargil Committee Report.
À la suite de ces réflexions, le gouvernement indien autorisa en mai 2001 l’ouverture du capital des entreprises publiques de la défense (DPSUs) à hauteur de 100 % pour des firmes civiles indiennes et à hauteur de 26 % pour des firmes étrangères. Avec l’entrée du secteur privé, d’importantes ressources en termes de nouvelles technologies, de nouveaux modes de gestion, de compétences scientifiques ainsi que la capacité de lever des fonds ont amené l’industrie de défense à une nouvelle étape. Tous ces facteurs ne feront pas qu’améliorer la production, mais accéléreront la marche vers plus d’autonomie selon les experts du secteur.
En complément de cette réforme, les procédures d’acquisition d’équipements furent modifiées et le conseil des acquisitions de la défense fut établi (Defense Acquisition Council, DAC). Son rôle était de donner un accord de principe sur les acquisitions à long terme (15 à 20 ans), d’établir des priorités pour les acquisitions à court terme (5 ans) et de classer les projets en trois catégories : Make, Buy et Make and Buy, ceci dans le but de faciliter l’établissement de joint-ventures et de Defence Offsets, les compensations. Elles obligeaient, pour tout contrat d’un montant supérieur à 70 millions de dollars, le fournisseur étranger à réinvestir au moins 30 % du montant en composants et services indiens dans le but d’améliorer l’efficacité de l’industrie indienne par des transferts de technologie, des investissements plus importants dans la recherche-développement et des fabrications sous licence.
Cette politique des compensations s’applique aux importations faites par les DPSUs, les OFs et les participants privés du secteur. Le but était de générer environ 10 milliards de dollars de travail pour l’industrie domestique jusqu’à 2011, mais de 2006 à 2009, seulement 1,5 Milliard de dollars avait été généré, principalement dû à un manque d’expérience de l’industrie locale à se positionner sur le marché. Il faut prendre en compte également la crainte des exportateurs, qui doivent alors opérer des transferts de technologies, de voir leur partenaire indien devenir un jour leur concurrent.
Malgré cela, plus de 5000 compagnies privées fournissent environ 25 % des composants aux entreprises publiques du secteur et, pour l’instant, 30 % des besoins des DPSUs et des OFs sont importés, un chiffre qui pourrait diminuer avec la multiplication des partenariats publics/privés malgré les réticences du secteur privé indien à s’allier avec les DPSUs. En 2008, selon la Confédération des industries indiennes, il y avait plus de 140 sociétés privées impliquées dans la production de 345 équipements pour la défense alors qu’en 2002, elles n’étaient que 3043. Le secteur privé est tout de même très impliqué dans certains projets, comme le programme nucléaire indien ou le programme spatial et des groupes comme Tata, Mahindra ou Bharat Forge ont tissé des liens avec les DPSUs, ce qui est perçu comme un succès.
Elles ont su dépasser les difficultés originelles, la méconnaissance du marché international de l’armement, des procédures d’acquisition ou tout simplement l’inexpérience dans le domaine des systèmes d’armes ou la conduite d’une guerre moderne. Dans le cas des FDI, le secteur indien des services a eu plus de succès que l’industrie de défense avec 19 milliards de dollars d’investissements étrangers contre 142.000 dollars seulement pour la défense. La chambre de commerce indienne a demandé en septembre 2008 au gouvernement de faire passer le cap des FDI autorisés de 26 % à 49 % pour attirer les capitaux étrangers, une proposition en passe d’être acceptée à ce jour.
Pour accélérer la transformation, une initiative des grands industriels du secteur de la défense, les Raksha Ufyog Ratnas ou champions de l’industrie, fut lancée en 2007. Les RUR proposèrent que le secteur privé soit autorisé à élaborer entièrement des systèmes d’armements (conception, développement et production) et non plus seulement participer à leur production en tant que sous-traitant. Ils demandaient pour cela un financement gouvernemental des projets menés par le privé à hauteur de 80 % mais cela aurait été entré en concurrence directe avec les missions du DRDO et abolir les protections dont bénéficient les DPSUs et les OFs, ce qui a provoqué l’opposition de l’aile gauche du gouvernement de Manmohan Singh. En effet, une partie de la gauche indienne s’est toujours opposée à l’ouverture de l’industrie de défense au secteur privé, elle affirme que le secteur public est capable de fournir aux forces armées ce dont elles ont besoin. Leurs opposants, au contraire, font le constat qu’avec 40 OFs, 8 DPSUs et 50 laboratoires de recherche, le CMI indien n’a pour l’instant réalisé avec succès que le programme ALH (Hélicoptère d’attaque léger) et les missiles Agni et Prithvi. Ce débat est toujours d’actualité dans la société indienne aujourd’hui.
Récemment, le gouvernement a annoncé des mesures pour permettre à l’industrie (OFs et DPSUs) de réussir son programme de modernisation :
– Mise en œuvre de la numérisation,
– Un contrôle de qualité strict,
– Des prestations liées à la performance,
– Un système de gestion professionnelle,
– En autorisant le secteur privé à conduire des activités de recherche-développement dans des laboratoires appartenant au gouvernement.
Coopération internationale et importations
Les politiques visant à maximiser la production en vue d’atteindre l’autosuffisance dans le secteur de la défense, même si elles ont été considérées comme clairvoyantes, ne répondent pas aux attentes conduisant ainsi à d’autres contraintes qui ont poussé l’Inde à accroître les importations d’armes, principalement en provenance de Russie et d’Israël, deux pays très liés à l’Inde sur les questions de défense. Les liens entre l’Inde et la Russie se sont récemment renforcés, les deux pays avaient déjà signé en décembre 1994 un accord de coopération militaire malgré les crises internes qu’ils traversaient et désormais, l’Inde est un des principaux clients de la Russie, avec la Chine.
Les racines de ce partenariat stratégique résident dans le fait que, jusqu’aux années 1980, l’Inde était très dépendante des fournitures d’armes russes pour assurer le développement de ses forces armées. Près de 80 % de ses importations annuelles provenaient de l’URSS et les divisions blindées indiennes, la défense aérienne et une partie de l’artillerie étaient composées de matériels russes. Dans les années 1990, le complexe militaro-industriel russe a pu survivre grâce aux commandes indiennes et de clients, les deux pays sont devenus partenaires dans le développement des technologies spatiales, dans le nucléaire civil, mais aussi dans des projets de recherche-développement comme le missile Brahmos. En 2002, l’Inde a accepté de participer au projet de développement d’un chasseur de cinquième génération, sur lequel nous reviendrons, avec les Russes et ces trois dernières années, la Russie a remporté 75 % des appels d’offres sur la fourniture à l’Inde de différents types d’armes. L’armée indienne est un des rares clients au monde à qui les Russes acceptent de vendre des systèmes plus modernes que ceux dont dispose leur propre armée. Quant à Israël, même si l’Inde n’a normalisé ses relations diplomatiques avec ce pays qu’en février 1992, la coopération entre les deux états est très importante aujourd’hui.
L’Inde est passée d’une attitude méfiante envers Israël à l’établissement d’un partenariat stratégique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la fin de la guerre froide éroda le concept de non-alignement, mais c’est surtout le soutien apporté au Pakistan sur la question du Cachemire par l’organisation de la conférence islamique ainsi que l’appui du lobby américain pro Israël, qui bloquait les ventes d’armes américaines vers le Pakistan, qui encouragèrent l’Inde à réévaluer sa politique au Moyen-Orient. Aujourd’hui, Israël est devenu le deuxième fournisseur d’armes de l’Union indienne, après la Russie. L’Inde achète principalement des radars, de l’artillerie, des drones, des systèmes AWACS[1]Airborne warning and control system, système aéroporté de détection et de contrôle., le Phalcon Early Warning Plane et profite de l’expertise israélienne en lutte antiterroriste.
Israël joue également le rôle d’intermédiaire pour les ventes d’armes entre les États-Unis et l’Inde, pour éviter de froisser le Pakistan, grand importateur d’armes américaines, et la Chine. L’Inde se fournit aussi auprès de la société britannique BAE Systems pour des avions d’entraînement, Hawk advanced jet trainer aircraft, auprès des pays de l’Est, de l’Afrique du Sud et de la France où elle a passé une nouvelle commande au début de la décennie pour des Mirage 2000. De plus, la société française DCNS a créé une coentreprise avec le chantier naval GRSE pour répondre aux appels d’offres de la marine indienne dans les bâtiments de surface.
Données de 2012, mise à jour en cours.