Le Tibet entre Inde et Chine

  Figure 3.1[1]Sénat français, http://www.senat.fr/ga/ga77/ga774.gif Le Tibet jusqu’en 1950, entre Britanniques, Chinois et Russes. Le Tibet tient une place importante dans le contentieux entre

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Les premiers accrochages

L’insurrection tibétaine et la relation sino-indienne

Après l’insurrection tibétaine de mars 1959 et l’arrivée du Dalaï-lama en Inde le 3 avril, l’APL se lance dans une guerre totale contre les rebelles. La priorité des Chinois était d’écraser la révolte, peu importe le Panchsheel, et d’être sûrs que Nehru comprenne qu’il était futile de partir en guerre contre la Chine pour une poignée de rebelles. De plus l’Inde n’était pas militairement capable d’arrêter la répression chinoise. La Chine a longtemps suspecté l’Inde d’aider les rebelles tibétains et la détérioration de la situation au Tibet n’a fait qu’empirer la situation des frontières. Dans le même temps, un nombre important de membres de la tribu Khamba étaient arrivés au Népal et en Inde ou ils se sont armés pour repartir au Tibet. La Chine décida de fermer la frontière pour éviter que les rebelles tibétains ne puissent s’équiper. Les Chinois continuaient de déclarer que l’autonomie du Tibet n’était pas menacée et Nehru voulait les rassurer en leur disant que la sécurité de l’Inde et l’amitié avec la Chine étaient plus importantes que sa sympathie pour le Dalaï-lama[1]Déclaration devant le parlement indien le 17 mars 1959., il donna comme instruction aux gardes-frontières d’empêcher des rebelles d’entrer en Inde, peu après il l’autorisa s’ils étaient désarmés.

Mais le 18 avril, le Dalaï-lama, qui devait s’en tenir à des activités religieuses, réclama l’indépendance du Tibet, ce qui mit en colère Zhou Enlai qui pensait que Nehru jouait un double jeu en utilisant le Dalaï-lama et que sa sympathie pour le Tibet n’était qu’une nouvelle expression de l’impérialisme britannique. Un discours de Nehru du 27 avril en faveur du peuple tibétain déplut aux Chinois qui y voyaient la preuve de la volonté d’ingérence indienne. À partir de mai, les critiques chinoises envers Nehru seront de plus en plus virulentes, notamment avec l’article « The revolution in Tibet and Nehru’s philosophy » paru le 6 mai dans le quotidien du peuple[2]Rapport de la CIA, section 1, p. 28, source disponible en ligne sur https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-07.pdf. Il y fut qualifié pour la première fois de bourgeois et un parallèle fut dressé entre le Tibet et les royaumes du Sikkim et du Bhoutan sous domination indienne. Nehru devait en permanence calmer les ardeurs du parlement pour éviter des dérapages antichinois qui aggraveraient la situation. Dés juin, les patrouilles indiennes faisaient état d’un nombre important d’incursions chinoises derrière la frontière et le 7 août, à l’est, 200 soldats de l’APL traversent à Khinzemane et repoussent une patrouille indienne au-delà de la crête de Thag-la.

Le 13 août 1959, les Chinois lancent une campagne de propagande appelant à la libération du Ladakh, du Sikkim et du Bhoutan et ferment la frontière entre la région Lokka au sud-est de Lhassa avec la NEFA et le Bhoutan. Le flot de réfugiés tibétains arrivant en Inde se tarit, indiquant que l’APL avait bloqué tous les points de passages, les troupes chinoises étaient alors sur des positions très avancées. De plus, des rapports faisaient état que la construction de routes s’accélérait et qu’elles étaient déjà praticables pour des jeeps et d’ici trois ans pour des véhicules lourds. Parallèlement, l’Inde était préoccupée par les activités chinoises de contre-insurrection le long de la ligne McMahon et la police des frontières indienne patrouilla plus fréquemment la zone. Cette proximité conduisit à deux accrochages en août et en octobre 1959.

Les premiers accrochages

Le premier incident eut lieu le 25 août. Dans la NEFA, les Indiens tentèrent d’occuper le village de Longju, sur la ligne McMahon. L’APL était installée dans le village de Migyitun, à quelques centaines de mètres de Longju. 200 soldats chinois avancèrent contre la patrouille indienne de 12 hommes, les deux parties échangèrent des tirs et les Indiens se replièrent[3]Rapport de la CIA, section 1, p. 38, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-07.pdf. Il est difficile de savoir qui a ouvert le feu en premier, mais le nombre de soldats chinois engagés dans l’opération rappelle la doctrine de Mao, la guerre du peuple. Nehru donna le bénéfice du doute aux Chinois sur la question de savoir s’ils avaient volontairement pénétré en Inde, mais cela causa des remous au parlement indien. Il dut rappeler que le Sikkim et le Bhoutan seraient défendus par l’Inde en cas d’agression extérieure, mais il évita de condamner Pékin.

Après l’incident, le directeur du renseignement militaire déclara que les postes-frontières de l’Assam devaient être renforcés, mais que l’Inde manquait de troupes capables d’opérer à une telle altitude. Les seules disponibles étant au Cachemire, il était difficile de les transférer dans une autre zone à cause de la présence de troupes pakistanaises sur la ligne de contrôle qui séparait le Cachemire indien du Cachemire pakistanais. En septembre, avant la visite de Khrouchtchev à Pékin, l’ambassadeur indien à Moscou le rencontra personnellement pour expliquer la position indienne dans l’espoir qu’il tempère les prétentions chinoises tandis que les leaders chinois se rencontrèrent à Hangzhou pour définir une politique qui éviterait à l’avenir les accrochages. Ils décidèrent de retirer les forces à 20 km derrière la frontière dans cette zone[4]Garver John W., « China’s Decision for War with India in 1962 ».

Le 5 septembre, dans diverses capitales, les ambassadeurs soviétiques indiquèrent qu’ils déploraient les récentes actions chinoises et l’agence de presse TASS[5]Agence télégraphique d’information de Russie, seul organe d’information officiel durant l’époque soviétique. fit part le 9 septembre de la neutralité soviétique dans cette affaire. Le 8 septembre, Zhou Enlai envoie une lettre à Nehru déclarant qu’il voulait à nouveau maintenir le statu quo et qu’il fallait négocier étape par étape, mais aussi que :
– Pékin ne reconnaissait pas la ligne McMahon mais acceptait de ne pas la franchir,
– La frontière Tibet-Uttar Pradesh n’avait jamais été définie,
– À l’ouest, la frontière du Ladakh avec le Xinjiang et le Tibet est, selon Pékin, la ligne coutumière traditionnelle, dérivée de l’histoire.

Un second incident eut lieu dans la passe de Konga le 21 octobre. À cause de l’insurrection tibétaine, les Chinois avaient décidé d’établir de nouveaux avant-postes au Ladakh, particulièrement dans les vallées difficilement accessibles. Cela conduisit à cet accrochage qui entraîna la mort de 10 policiers indiens et causa également des pertes du côté chinois sans que nous en connaissions le nombre exact. L’APL avait capturé le commandant de la patrouille et durant sa détention, ils le poussèrent à avouer qu’il avait provoqué l’incident. Quand ce fait sera rendu public, il soulèvera l’opinion et la presse indienne qui étaient convaincues que les Chinois avaient tiré en premier. Les incidents de Longju et Konga marquèrent l’opinion publique des deux pays. Mais fin octobre, Nehru déclara que les accrochages sur la frontière n’étaient pas une menace pour l’Inde, que c’était plutôt les bases militaires au Tibet et la puissance industrielle de la Chine. La seule réponse indienne passait par un développement économique, il pensait que les Chinois ne pourraient pas franchir facilement la grande barrière de l’Himalaya et lancer une offensive d’envergure. Le 7 novembre, Zhou Enlai écrit à Nehru déclarant que les troupes chinoises n’avaient pas franchi la ligne, ne reconnaissant pas la ligne McMahon, rappelle une nouvelle fois que les problèmes de frontière sont des questions compliquées laissées là par l’histoire. Il dit aussi à Nehru que ses troupes n’étaient là que pour empêcher les rebelles tibétains de traverser la frontière et se réapprovisionner. Il proposa que les deux parties se retirent de 20 km derrière la ligne McMahon et de 20 km derrière la ligne actuelle de contrôle dans l’Aksaï Chin[6]Celle de 1956, clarifiée le 8 septembre 1959.

L’échange de lettres entre Nehru et Zhou Enlai

L’élément fondamental de cette lettre est la clarification pour la première fois de la ligne frontière occidentale revendiquée par la Chine dès 1956. Auparavant, elle était indiquée sur les cartes, mais elle n’avait jamais été confirmée par oral ou par écrit. En effet, la Chine avait pour habitude de revendiquer des territoires uniquement par l’intermédiaire de cartes. Cette ligne coutumière traditionnelle allait de la passe de Karakoram au nord, à l’est du lac Pangong en passant par la vallée de la rivière Chang Chenmo. Elle suivait donc la ligne McCartney/McDonald (les montagnes de Karakoram) donnant le contrôle de l’Aksaï Chin à la Chine, mais la dépassait au sud en s’enfonçant dans le Ladakh.

La proposition de Zhou Enlai était très favorable aux Chinois qui auraient gardé le contrôle de la route. Nehru répondit le 16 novembre en proposant :
– Un retrait chinois de Longju avec l’assurance qu’il ne sera pas réoccupé,
– Un retrait indien et chinois de toutes les aires disputées du Ladakh. Les Indiens se retireraient au sud et à l’est sur la ligne coutumière traditionnelle de 1956. Quant aux troupes chinoises, elles se retireraient au bord et à l’est de la ligne Johnson-Ardagh.

Il lui précisa qu’avant toute négociation, il était nécessaire d’engager des pourparlers préliminaires et qu’un retrait mutuel de 20 km sur toute la frontière était inutile, car les deux parties n’organisaient plus de patrouilles. De plus, les postes avancés sur la ligne McMahon étaient ravitaillés par air et en cas d’évacuation, il aurait fallu 5 jours de marche pour les réoccuper. Zhou Enlai lui répondit le 17 décembre qu’un tel retrait à l’ouest n’était pas juste et suggéra une rencontre sous 10 jours, ce que Nehru refusa. En janvier 1960, Pékin interdit les entraînements au tir et les exercices sur la frontière, cela aura pour effet d’éviter des accrochages pendant 23 mois, et des représentants birmans arrivent dans la capitale pour négocier un accord frontalier qui doit être un exemple à suivre et pousser Nehru à la négociation, peu avant la visite de Khrouchtchev à New Delhi prévue pour le 30 janvier. Pendant cette période, Khrouchtchev fait de nombreuses déclarations publiques où il déplore la situation sur la frontière sino-indienne et que les actions de la RPC mettent en péril les relations de Moscou avec New Delhi. Mais les Russes ont peu d’influence sur les leaders chinois et la position soviétique sur les relations sino-indiennes n’est qu’une issue périphérique de la dispute sino-soviétique.

En février, sous la pression de son cabinet, Nehru accepte de rencontrer Zhou Enlai et d’abandonner ses préconditions. La rencontre est prévue pour avril 1960. Zhou Enlai préparera des négociations plutôt qu’une rencontre et il indiquera à Nehru une visite d’une durée de 6 jours, ce qui surprit les Indiens qui s’interrogeaient sur ses intentions. Zhou Enlai prévoyait de venir avec une large délégation, mais entre-temps Nehru avait été poussé à la non-négociation par les dirigeants politiques indiens. Le leader chinois proposa un abandon des revendications indiennes sur l’Aksaï Chin en échange d’un abandon des revendications chinoises sur la NEFA. Un tel échange aurait permis aux deux camps de posséder légalement les deux zones et d’assurer ainsi leur sécurité. Nehru refusa arguant que les deux régions étaient indiennes et tant qu’ils y auraient des troupes chinoises en Aksaï Chin, il ne négocierait pas. Il était soutenu par la communauté internationale, mais le refus de Nehru fut considéré comme irraisonnable par les leaders chinois. L’insistance indienne pour un retrait chinois de l’Aksaï Chin aurait fait perdre à l’APL le contrôle de routes vitales pour ses opérations au Tibet, la Chine ayant entrepris la construction d’une deuxième route à la fin de 1959, et ce refus fut perçu par Pékin comme un refus de la présence chinoise au Tibet. Pékin avait sous estimé l’inflexibilité de Nehru et avait vu une possibilité de compromis en février là où il n’y en avait pas.

Le seul point positif qui sort de la conférence, c’est la création d’une commission d’experts pour examiner la question, mais sans pouvoir de recommandation. Ils ne se rencontrèrent que trois fois à partir de la mi-juin, mais après la troisième rencontre, les experts indiens étaient convaincus de la faiblesse des exigences chinoises par rapport à l’excellente documentation héritée des Britanniques qu’ils récupèrent à l’India office Library à Londres. C’est à la suite de ces rencontres que les experts chinois remettent aux Indiens une nouvelle carte à la fin de 1960 (voir la carte pour la ligne de 1960) avec un déplacement bien à l’ouest des prétentions chinoises, la ligne de 1956 coupait maintenant le lac Pangong en deux et s’avançait plus à l’ouest autour de ses rives. Ces mêmes experts soulèveront une incohérence dans les prétentions indiennes à propos de la frontière, car l’alignement à l’est suit le cours de l’Himalaya alors qu’à l’ouest il saute les Karakoram, le prolongement de l’Himalaya, vers les Kunlun. Dans le même temps, la Chine avait conclu un accord de démilitarisation de la frontière avec le Népal en mars et fera de même en octobre 1960 avec la Birmanie qui cédera à la Chine un territoire revendiqué par l’Inde, la passe stratégique de Diphu située à l’est de l’Assam[7]Rapport de la CIA, section 3, p. 2, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-09.pdf.

À partir d’avril 1960, l’Inde se plaint d’une violation répétée de son espace aérien auprès des Chinois, Zhou Enlai répondra à Nehru le 25 avril à New Delhi qu’il n’avait qu’à abattre un avion et il verra qu’il n’est pas Chinois[8]Rapport de la CIA, section 2, p. 72, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-08.pdf. Le 22 août 1960, l’Inde se plaint à nouveau, 52 violations selon elle depuis mars 1960 en provenance du Tibet. Le jour suivant, Pékin déclare qu’après enquête, ce serait des avions américains qui décolleraient de Bangkok, passant au-dessus de la Birmanie et de la Chine et survolant la frontière sino-indienne pour parachuter de l’équipement. Mais les Indiens n’y croient pas et continueront de protester jusqu’au dernier vol, le 25 juillet 1962 au-dessus de Chushul.

Les lignes de contrôle revendiquées par la ChineLes lignes de contrôle revendiquées par la ChineSource : Rapport de la CIA, The Sino-Indian border dispute section 2 : 1959-61, disponible
en ligne sur https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-08.pdf
Note : En bleu, la ligne revendiquée en 1956, en rouge, celle revendiquée en 1960.

Références

Références
1Déclaration devant le parlement indien le 17 mars 1959.
2Rapport de la CIA, section 1, p. 28, source disponible en ligne sur https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-07.pdf
3Rapport de la CIA, section 1, p. 38, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-07.pdf
4Garver John W., « China’s Decision for War with India in 1962 »
5Agence télégraphique d’information de Russie, seul organe d’information officiel durant l’époque soviétique.
6Celle de 1956, clarifiée le 8 septembre 1959
7Rapport de la CIA, section 3, p. 2, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-09.pdf
8Rapport de la CIA, section 2, p. 72, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-08.pdf