La mise en place de la Forward Policy
Au début de 1961, Nehru nomma le général Kaul à la tête de l’état-major, mais il refusa d’accroître les dépenses militaires et de se préparer à la guerre. Les Indiens avaient déjà considérablement augmenté les patrouilles dans les régions disputées ce qui avait entraîné l’augmentation des incidents et la détérioration des relations bilatérales. Un large corridor vide séparait les avant-postes indiens des avant-postes chinois, mais les Chinois occupaient de plus en plus de cet espace vide aussi les forces indiennes reçurent l’ordre de faire ce même et d’aller toujours plus en avant, c’est la Forward Policy. Le but de cette politique était de créer des avant-postes derrière les positions chinoises pour perturber leur approvisionnement, les forcer à se replier et finalement les expulser des territoires contestés. Le fait que l’APL recula au début poussa les Indiens à accélérer le mouvement. En août 1961, Pékin protesta contre l’incursion de troupes indiennes sur son territoire.
Pendant les six premiers mois de l’année 1961, le personnel diplomatique des deux pays était fréquemment menacé ou expulsé par l’une ou l’autre partie et la participation de troupes indiennes à la force de paix des Nations-Unies au Congo dès 1961 donnait une image pro-occidentale de New Delhi aux yeux de Pékin[1]Rapport de la CIA, section 3, p. 7, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-09.pdf. En juillet 1961, Nehru transite par Pékin pour se rendre au quarantième anniversaire de la proclamation de la République populaire de Mongolie. Les Chinois pensaient que si Nehru faisait le déplacement, c’est qu’il y avait une volonté indienne de négocier, mais le maintien par Nehru de l’exigence d’un retrait chinois avant toutes discussions décontenança la partie chinoise. Après cette rencontre, le fossé se creusa encore plus entre les dirigeants des deux pays qui voyaient l’autre partie comme arrogante. En novembre 1961, les Chinois reprirent alors les patrouilles dans la zone des 20 kilomètres, suspendues depuis octobre 1959, et entreprirent la construction de nouvelles routes. Un accrochage eut lieu dans la vallée de Chip Chap qui coûta la vie à plusieurs soldats de l’APL, suivi d’un repli chinois dans cette zone, repli qui fut interprété comme une victoire par Nehru qui augmenta le nombre de patrouilles en Aksaï Chin.
À la fin de l’année 1961, Nehru avait envoyé assez de troupes en Aksaï Chin pour établir 42 avant-postes au nord des Karakoram. La plupart étaient à environ 150 kilomètres de la première route et sur une ligne parallèle, mais trois de ces avant-postes étaient situés non loin de la passe de Konga et proche de la seconde route en construction dans l’Aksaï Chin[2]Calvin James B., The China-India border war, http://www.globalsecurity.org/military/library/report/1984/CJB.htm. Il y avait à cette date également 60 avant-postes dans la zone orientale, dont 43 au nord de la ligne McMahon. Pékin a vu dans cette politique la confirmation des vues expansionnistes de New Delhi vers le Tibet.
En mars 1961[3]Les essais et les négociations duraient depuis juin 1960., l’Inde avait acheté 8 transports Antonov à l’URSS, avec l’équipage, capable de ravitailler l’Aksaï Chin, 24 avions de transport Ilyushin-14, des hélicoptères Mi-4 pour aéroporter des troupes à plus de 5000 mètres d’altitude, mais aussi de l’équipement en provenance des États-Unis. La vente d’hélicoptère soviétique à l’Inde est une violation du principe de l’internationalisme prolétaire selon les Chinois, cependant New Delhi n’a pas pu exploiter la dispute sino-soviétique, car les Soviétiques s’en tenaient au principe de neutralité. Ainsi équipée, elle envahit Goa en décembre 1961 et rattacha par la force le territoire à la République indienne. En janvier 1962, la Chine proposa, par l’intermédiaire de la Birmanie, que les routes de l’Aksaï Chin soient ouvertes aux deux parties, qu’une commission soit créée pour définir la frontière du Ladakh et que la Chine reconnaisse la ligne McMahon. Le 10 mars, les Indiens répliquèrent que les troupes chinoises devaient d’abord évacuer les avant-postes situés en territoire indien et admettre que les routes d’Aksaï Chin se trouvaient en Inde[4]Rapport de la CIA, section 3, p. 34, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-09.pdf.
En avril 1962, Nehru ordonna que la construction d’avant-poste s’accélère sur le front est ou il pensait que les Indiens étaient favorisés. À la fin de juin 1962, le ministère des affaires étrangères indien rapporta que les forces indiennes avaient ramené sous son contrôle plus de 3200 km² de territoires réclamés par les Chinois tandis que les accords de 1954 arrivaient à expiration et ne furent pas renouvelés.
L’été 1962 et la militarisation de la frontière
En 1962, on estime que l’APL est forte de 3 millions d’hommes et l’armée de terre composée de 130 divisions. Parmi les 11 régions militaires qui existent en 1962, deux concernent la frontière, celle du Xinjiang dont dépendent l’Aksaï Chin et la région militaire de Chengdu dont dépend la frontière nord-est de l’Inde. Même si elle a à sa disposition une importante réserve d’hommes, la nature du conflit de 1962 (hautes montagnes et conditions climatiques glaciales) limite le déploiement tactique au niveau du bataillon ou de la compagnie. Dans le cas d’un affrontement, l’APL a des avantages et des inconvénients. Le plus gros inconvénient est la faiblesse de l’économie qui limite le budget militaire.
L’URSS a fourni le matériel à l’armée chinoise, mais la détérioration des relations a conduit à la fin de l’aide militaire en 1960. De plus la Chine connaît d’importantes difficultés économiques à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Cela a conduit à des coupes budgétaires importantes dans le budget militaire qui ont menacé jusqu’à l’approvisionnement en carburant des véhicules. Du côté positif, l’APL était bien préparée pour la guerre en montagne grâce à l’expérience de Corée et de nombreux vétérans de la campagne de Corée étaient encore présents dans l’armée au début des années 1960. De plus, elle se battait depuis déjà 12 ans au Tibet. Elle était acclimatée et disposait d’infrastructures (avant-postes, routes) à la frontière.
Quant à l’armée indienne, le ministère de la Défense était l’organe central décisionnel et les premières années de l’indépendance étaient plutôt tournées vers le pacifisme, on se rappelait du rôle de l’armée dans la guerre civile après l’indépendance. De plus, Nehru minimisait les menaces extérieures, à part celle du Pakistan, et voyait dans l’Himalaya une barrière naturelle, l’armée fut donc négligée pendant les années 1950 et son budget limité. Au milieu des années 1950 elle était composée de 350000 hommes, disposait de peu de divisions (8 dont une seule blindée) et les officiers compétents faisaient défauts, avant l’indépendance ils étaient majoritairement Britanniques. Les services de renseignements disposaient de peu d’informations, y compris topographiques et il n’y avait eu que quelques reconnaissances effectuées pour connaître les forces chinoises en présence.
L’artillerie était en nombre limité avec des munitions en petite quantité et la logistique faisait défaut malgré l’assistance de la Russie, seulement la moitié des tentes nécessaires, rations en petite quantité, uniformes d’été, routes peu nombreuses et les parachutages sur les avant-postes tombaient fréquemment chez les Chinois. Les conditions n’étaient donc pas adéquates pour l’armée indienne qui était en infériorité numérique, la Forward Policy dans ces circonstances était une entreprise dangereuse. Nehru et son ministre de la défense, Krishna Menon, pensaient que Pékin n’utiliserait pas la force pour contrer cette politique, ou alors de manière limitée. Nehru continuait d’ignorer les recommandations de ses généraux à propos de l’impréparation de l’armée et ceux qui contestaient ses décisions étaient démis et remplacés. Cependant, à partir de juillet 1962, Krishna Menon aurait poussé Nehru à négocier avec Pékin.
À l’approche de l’été, les incidents se multiplièrent et durant les mois de juin et juillet, les Indiens déplacèrent des troupes pour couper les lignes de ravitaillement chinoises dans le but de tester leur volonté, de connaître la position soviétique dans le cas d’une guerre et de créer un mouvement de sympathie international, principalement avec les États-Unis avec qui les relations s’étaient détériorées après la prise de Goa l’année précédente. Une patrouille de Gurkha est envoyée pour perturber l’approvisionnement de l’avant-poste chinois de la vallée de Galwan (Aksaï Chin) en en bâtissant un nouveau. Le 10 juillet, environ 350 Chinois encerclèrent un autre avant-poste situé à Chushul, mais se retirèrent peu de temps après sans affrontement. Le 21 juillet, il y eut un accrochage dans la vallée de Chip Chap et deux soldats indiens furent blessés, les premiers depuis la passe de Konga en 1959. Le lendemain, la Forward Policy fut modifiée et les troupes indiennes avaient pour mission de tenter de repousser les Chinois déjà installés dans les territoires disputés plutôt que de simplement occuper des espaces vides. Elles avaient l’autorisation de tirer si elles étaient menacées.
Dans le même temps, Mao Tsé-toung édicta 20 instructions en réponse à la Forward Policy. Principalement, de ne pas céder de terrains, d’éviter les accrochages et si les forces indiennes avançaient, de lancer de nombreux avertissements et de ne pas empêcher tout retrait indien. Il n’était pas clair si l’APL avait l’autorisation d’ouvrir le feu si les Indiens s’approchaient de ses positions. Quand les forces indiennes établiraient un avant-poste encerclant les positions chinoises, les forces chinoises devraient alors encercler à leur tour les troupes indiennes et construire un avant-poste sur leur flanc pour couper à leur tour l’approvisionnement. L’APL reçut pour mission de faire de la propagande auprès des troupes indiennes en rappelant tous les efforts entrepris par Pékin pour calmer la frontière. Ne pas contester la Forward Policy à ce stade aurait été pour Pékin un aveu de faiblesse et un tracé unilatéral de la frontière au profit des Indiens.
En août le général Kaul, chef de l’état-major, ordonna la construction de 24 nouveaux avant-postes dont un à Tawang, très proche de la ligne McMahon tandis que les troupes chinoises emmagasinaient des munitions, des armes, de l’essence et des vivres non loin de leurs avant-postes. Le 14, Nehru déclara devant le parlement indien que l’armée indienne disposait de trois fois plus d’avant-postes que les Chinois au Ladakh et demanda la liberté d’agir, ce que le parlement lui donna. Le 22, il déclara que l’Inde s’assurerait le contrôle des zones contestées aussi bien par la force que par voie diplomatique.
La situation dans la passe très montagneuse de Tawang à la frontière du Tibet-Bhoutan-NEFA était très tendue. Dans cette zone, la crête de Thag-La dominait la situation. Les Indiens avaient établi un avant-poste à Dhola au sud de la passe en juin 1962 conformément à la Forward Policy pour repousser les Chinois au-delà de cette crête et contrôler la rivière Namka Chu. En août, la Chine protesta diplomatiquement contre cet avant-poste et commença à occuper les positions surplombant les hauteurs de Thag-la. Le 8 septembre, une soixantaine de soldats de l’APL descendirent des hauteurs de Thag-La pour encercler le poste avancé indien, aucun des deux camps n’ouvrit le feu pendant 12 jours, mais cette démonstration de force était un message clair de la part de l’APL. Le 18 septembre, un porte-parole du gouvernement indien annonça une nouvelle fois leur intention de les repousser loin de Thag-La. Cette volonté causa de violents accrochages le 20 et le 24 septembre autour de la rivière Namka Chu et des escarmouches eurent lieu durant la fin du mois de septembre dans cette zone.
Malgré les déclarations belliqueuses de Nehru, le pouvoir politique ne prenait pas les mesures nécessaires pour que les troupes indiennes puissent effectivement remporter les combats qu’elles devraient mener, par manque de support d’artillerie lourde et de mortiers. Le 3 octobre, Zhou Enlai rendit visite à Nehru à New Delhi promettant qu’il n’y aurait pas de guerre. Le 9 octobre, le général Kaul ordonne à la septième brigade du général Davi de prendre la passe de Yumsto-La située à plus de 5000 mètres d’altitude pour appuyer l’avant-poste de Dhola. Le 10 octobre, cette patrouille de 50 hommes se retrouva face à 1000 Chinois et un combat s’ensuivit. Après avoir repoussé un premier assaut, les troupes indiennes reculèrent sous la pression chinoise par manque de support d’artillerie. Les Chinois perdirent 33 soldats et les Indiens, la moitié. Lors de la retraite des troupes indiennes, les troupes de l’APL enterrèrent avec les honneurs militaires les soldats tombés, bien en vue des Indiens battants en retraite. C’est le premier combat d’importance qui annonçait la guerre imminente. Le général Kaul prend conscience que la Forward Policy est un échec, les troupes chinoises n’ayant pas reculé et il pousse le ministre de la Défense à clarifier la mission des forces armées indiennes sur les frontières. Le 17, Krishna Menon soumet à Nehru l’idée que la politique officielle du gouvernement indien devrait être de repousser les Chinois hors des zones contestées et que la Forward Policy n’en était que la première étape, désormais il faudrait que l’armée indienne se prépare à une offensive, ce qui prendrait deux à trois ans selon Menon. Le 18 octobre, il envoie quand même des troupes renforcer une position à Tsang-Le qui se trouvait non seulement sur le territoire du Bhoutan, mais également derrière la ligne McMahon. Tsang-Le était une position stratégique qui couvrait Namka chu.
Références[+]
↑1 | Rapport de la CIA, section 3, p. 7, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-09.pdf |
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↑2 | Calvin James B., The China-India border war, http://www.globalsecurity.org/military/library/report/1984/CJB.htm |
↑3 | Les essais et les négociations duraient depuis juin 1960. |
↑4 | Rapport de la CIA, section 3, p. 34, https://www.cia.gov/library/readingroom/docs/polo-09.pdf |